Parmi les événements ayant émaillé le cours de mes années d’enfance, la Foire Saint-Gilles d’Elbeuf était pour ma famille un moment que, pour rien au monde, elle n’aurait songé à manquer. Si, à quelques jours près, elle coïncidait avec la rentrée des classes, elle charriait en contrepartie sa part de rêve et de divertissement. En dehors des manèges qui, à cette époque, possédaient encore un charme candide, les attractions qu’on y trouvait étaient suffisamment nombreuses et captivantes pour occuper tout un après-midi. On pouvait, en prime, y déguster des croustillons, une gaufre saupoudrée de sucre glace, une pomme d’amour ou du nougat de différentes couleurs, sans parler des frites-saucisse qui avaient alors ma faveur. J’ai longtemps préféré le salé au sucré. Les choses avec le temps ont fini par s’équilibrer, grâce à l’apport notoire des cuisines exotiques.
Personnage haut en couleur, ma mère qui aimait jouer à la loterie, affectionnait les stands où l’on pouvait gagner vingt kilos de sucre d’un seul coup en pariant sur un numéro ou une couleur dont la réplique apparaissait sur une grande roue qu’actionnait un forain enjoué : Attention, rien ne va plus, les jeux sont faits ! lançait-il tout à coup aux parieurs et aux curieux massés autour de sa guérite… C’est la couleur tango qui l’emporte avec un beau filet garni. Et encore un veinard par ici, bravo mademoiselle, le gros lot est à vous. Et l’on repart ! Appréciant les jeux de hasard, ma mère avait entendu dire qu’en se munissant discrètement d’une araignée ou d’un crapaud, on décuplait ses chances de remporter la mise. C’était une recette magique qu’elle tenait de ma grand-mère maternelle. Avant de se rendre à la foire, cette année-là, elle prit soin de débusquer une épeire dans notre jardin et l’enferma dans une boîte métallique qui avait contenu des pastilles Pullmoll pour la toux. L’araignée, manifestement, ne paraissait pas enrhumée mais afin d’éviter l’étouffement de la captive, ma mère avait percé plusieurs trous sur le couvercle de la boîte. Ce subterfuge lui permettait de respirer sans trop de peine. Il ne fallait pas brimer l’arachnide car l’une des pattes de l’animal était censée intervenir en arrêtant la baleine de la roue sur la bonne case. Étonnante croyance, dois-je le souligner, et qui devait remonter au folklore du Moyen Âge.
Il faut croire que le tour opéra car ma mère eut le gain heureux et rapporta assez de sucre pour soutenir un blocus de deux ans. De retour à la maison, elle rendit à sa complice une liberté bien méritée. Quand je repense à cette histoire, je ne peux m’empêcher de sourire face à la naïveté des miens que je partageais sans broncher et qui mettait dans notre vie une note de pure fantaisie. J’ai pris bien des années depuis lors, mais je m’en amuse toujours autant.
Luis PORQUET
à paraître, mars 2024 :
L'Esprit vagabond
Commentaires