Que cherche Marina Tsvetaeva dans la figure de Phaedra la brillante ? Une énergie féminine solaire, la puissance obscure de la psyché, une alliance de l’ombre et de la lumière ? Que cherche-t-elle dans la tragédie ? Les passions à leur paroxysme, le rebondissement de leur action, la révolte de l’être humain assigné à son destin. N’est-ce pas aussi un retour aux sources de la poésie lyrique, pour épurer encore son verbe poétique, en éprouver la force agissante ?
La vie matériau de la tragédie
Chez Tsvetaeva, c’est la vie qui convoque la poésie et qui trouve une issue dans la création. Après l’exil en 1922, l’arrachement violent au pays et les conditions précaires de l’émigration, en Tchécoslovaquie puis en France, la configuration amoureuse et familiale trame une véritable tragédie. Son mari Serge Efron s’engage dans un parcours politique sinueux, qui précipitera sa mort et celle de ses proches. Tsvetaeva, déracinée et loin de ses lecteurs, a la prémonition de sa propre fin. Ses engouements puissants, tels un matériau de combustion, entretiennent la flamme de son inspiration poétique. Elle est en correspondance avec ses « amants » à distance, Boris Pasternak et Rainer Maria Rilke, mais la mort du poète autrichien en décembre 1926 sera vécue comme une catastrophe spirituelle.
Cependant, le projet de Phèdre témoigne d’une intention minutieusement contrôlée dans sa réalisation. Dès 1923, Tsvetaeva projette d’écrire une trilogie autour de trois femmes de la mythologie antique, Ariane, Phèdre et Hélène. À l’automne 1923, elle passe ses journées à la bibliothèque nationale Klementinum de Prague : « Je lis la guerre de Troie, je ne peux rien lire d’autre que les Grecs. Hélène contre Phèdre. » Parmi ses lectures, elle mentionne L’origine de la tragédie de Nietzsche. Quant aux brouillons de création, ils témoignent de l’ampleur du travail, une constante dans la genèse tsvetaevienne. Les variantes, ponctuées de notes d’étape, sont rassemblées dans six cahiers. La première phase de rédaction, qui s’étend de septembre à novembre 1926, semble assez fluide, tandis que la reprise de l’écriture à l’été 1927 est laborieuse. La pièce est achevée dans la douleur à la fin de l’année.
Tsvetaeva précise son interprétation du mythe dans deux notes-projets de 1923 et 1926. Elle réhabilite la rage amoureuse de Phèdre, malgré la dévastation qu’elle entraîne : « Donner Phèdre, pas Médée, en dehors du crime, donner une jeune femme qui aime follement, que l’on peut comprendre en profondeur. Les deux lignées maternelles sont essentielles : celle de Pasiphaé (sa passion pour le minotaure, un monstre) et celle d’Hippolyte (Antiope), sa haine des femmes. » ; « Ma Phèdre ne raisonne pas, elle veut seulement. Elle craint seulement d’être rejetée, mais elle ne craint pas le crime. Fureur de l’orgueil, pas de la conscience. » Tsvetaeva reste fidèle à Euripide et Racine, mais elle réduit la pièce à ses points culminants : la maladie d’amour de Phèdre, son aveu à Hippolyte et son suicide.
Phèdre catharsis lyrique
La scène de chasse inaugurale est une fuite empêchée, une course-poursuite, celle de la daine traquée par la meute, celle de Phèdre qui se précipite vers la mort pour échapper à la colère d’Aphrodite. À travers ce corps mû par l’instinct de survie, Tsvetaeva nous fait éprouver la dynamique inexorable du destin. L’action se déroule en quatre tableaux, entre le repaire d’Hippolyte, dans la forêt profonde, et le somptueux palais de Trézène. Des scènes statiques et dynamiques se succèdent, alternant des portraits et des plans panoramiques. Le temps s’éprouve dans les degrés de la passion — le cœur bondit — il accélère, — l’âme se fige — il ralentit, s’immobilise, et c’est la fin. Les visions s’enchaînent sous la forme du rêve : apparitions, cauchemars, divagations et phantasmes.
L’action du destin se fomente dans l’effervescence végétale, la poussée invisible des racines, dans les buissons et les broussailles. Elle investit le corps animal, s’immisce dans celui de Phèdre, ses humeurs, son sang, ses larmes. L’intensité des émotions provoque le désordre de la matière, la dispersion des atomes et l’effondrement des structures. C’est ainsi que les dieux agissent sur les hommes. L’essence de la tragédie s’inscrit dans une forme organique. L’entropie est l’instrument du fatum.
Phèdre est une figure de feu qui incarne un amour ardent, une passion inextinguible. Elle est possédée par une violence archaïque, dont le chœur se fait l’écho. Elle déclenche une catharsis « qui par l’entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions… ». « Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente, écrit Racine. Elle est engagée, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime, dont elle a horreur toute la première. » Phèdre est un arc tendu, écartelée entre des forces antagonistes. Son corps est le point d’orgue de leur affrontement, où leurs effets s’annulent : tendre la corde sans la rompre, lancer la flèche et atteindre la cible, tel est le geste de l’amazone, la formule motrice de sa destinée :
[…] une reine
Qui tend l’arc — sa propre veine
Lui servant de corde leste.
Levé vers l’azur céleste,
L’arc se tend et se dessine,
Comme un sein, et il fascine
Hommes et dieux. Les flots bousculent
L’esquif ! Regard, bras, veinules —
Tout en elle se mobilise,
Avec tout son corps elle vise…
C’est ainsi que s’exercent physiquement les lois du destin, formulées dans un aphorisme d’Héraclite : « Ils ne comprennent pas comment ce qui lutte avec soi-même peut s’accorder. L’harmonie du monde est par tensions opposées, comme pour la lyre et pour l’arc. » L’instance lyrique est gardienne de l’unité de l’œuvre, elle surmonte la scission et décoche les mots-flèches.
En effet, ce qui intéresse au plus haut point Tsvetaeva, c’est la mise en tension entre la maîtrise verbale et le débordement des passions, entre l’intellect et la pulsion de la langue, pour en extraire le mot jaillissant. Elle pratique comme Racine la pondération des forces disruptives. « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue, Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue. » Avec cette réserve qui lui est propre et pour complaire à la bienséance, le dramaturge évoque la frénésie de Phèdre : « Hé bien, connais donc Phèdre et toute sa fureur » et la transgression sexuelle de sa mère : « La fille de Minos et de Pasiphaé… ». La rigueur racinienne contient le flot des passions irrépressibles dans l’imperturbable alexandrin.
Phèdre poème chamanique
Tsvetaeva nous égare dans une nature sauvage. Au début de la pièce, les mots : fourrés, verdure, buissons, broussailles gravitent autour du terme générique les, la forêt. La racine, la souche, la feuille, l’épine, la mousse sont les esprits du lieu. Le craquement des branches mortes, suk, se confond avec le tressaillement de l’animal aux abois. C’est dans la forêt que Phèdre trouvera un myrte, mirt, qui lui servira de gibet. Dans le deuxième tableau, le mot lancinant skok évoque le martèlement des sabots d’un cheval au galop, il croise le mot stuk, le coup, qui exprime l’emballement du cœur et les soubresauts d’un corps en proie à la fièvre. Vers l'accomplissement du deuxième tableau, le fruit, plod, est le signe visible de l’ensorcellement. Égarée dans la forêt à la recherche d’Hippolyte, Phèdre a respiré des fleurs vénéneuses et goûté aux baies empoisonnées. Elle porte un fruit mort en son sein, le secret de la malédiction familiale et de la lignée incestueuse. Elle est ce fruit mort : « Comme un fruit je pends là-haut, / Un fruit lourd qui a souffert. » Les mots du paysage constituent la toile de fond de la pièce. Ils forment les maillons d’une chaîne de séquences et de répliques, qui tissent le fil narratif de la tragédie.
Les mots agissent sur le destin des personnages. Les vocables négatifs scellent la fortune d’Hippolyte l’insaisissable. Né d’une mère qui hait les hommes, il hait les femmes, il est sans descendance. Les mots de la nourrice ont une action incantatoire. Ils exercent leur charme et leurs maléfices : « Moi — ta nourrice, / Nourrisson tendre » ; « Par sa noirceur / Je vais te blanchir » ; « Avec ta noirceur / Je vais le noircir. »
Les mots de Phèdre sont des mots traumas, qu’elle expulse au terme d’une douloureuse maïeutique. Lorsqu’elle nomme enfin son amour, elle ne peut que le psalmodier :
Qu’en sais-je ?
Il m’attire,
Cet abîme !
Tout en lui est beau, sublime !
Tout en lui est beau, sublime !
Ici-bas,
Dans l’au-delà même…
Enfin, le mot imprononçable s’échappe de sa bouche et provoque la catastrophe.
Mais, même à murmurer,
Je ne suis pas d’humeur !
Un seul mot — et je meurs…
Les monosyllabes de Phèdre sont des mots en état de choc, — choc sonore, sémantique et rythmique —, ils agissent en concentrant leur intensité et en dispersant leur propriété dans le vers. Leur charge puissante rythme les instants de crise qui conduisent au dénouement. Constitués d’un seul sens, d’un seul son, d’un seul cri, ils recèlent l’énergie verbale primaire et s’autonomisent comme les coups de tambour du chamane qui appelle les esprits. Ils transportent le fluide sensoriel de la poésie et orchestrent la montée en puissance de la tragédie.
Le rythme lancinant de l’œuvre est porté par la vigueur accentuelle du vers trochaïque. Ce schéma engendre de multiples variations, caractéristiques de la poésie orale et populaire. Le vers de Tsvetaeva est imprévisible. Les collisions et les ruptures prosodiques miment les forces contradictoires qui débordent le poème. Tsvetaeva écrit le 30 juillet 1927 : « J’ai remarqué quelque chose, rien ne dépend de moi. Tout est question de rythme, du rythme dans lequel je vais tomber. Le rythme porte mes vers, comme la voix mes mots, la voix dans laquelle je vais tomber. »
Phèdre est un poème chamanique, une danse d’amour et de mort, un état de transe, qui soumet le corps aux forces disloquantes de l’au-delà.
L’arbre qui t’a délivrée,
Nous verra lui consacrer
Une danse
Toute en transe, Phèdre, pour te célébrer !
La danse de Phèdre est l’expression de la fureur poétique de Tsvetaeva.
Réinvention de la traduction
Florian Voutev devait accomplir un acte risqué dans son entreprise de traduction : il a osé sortir du cercle enchanté de la poétesse et s’affranchir de son empire. Un choix salutaire pour reprendre le pouvoir cognitif et esthétique sur l’œuvre. C’est en rompant avec le texte source, au point de le rendre méconnaissable, qu’il a créé un texte autre, animé par l’esprit de Tsvetaeva. L’original revient alors vers son double étranger.
Piège. Frisson :
Danger ou buisson
Trop sombre ?
Ou un cerf plutôt ?
Non, c’est Callisto —
Son ombre !
Le traducteur, guidé par la précision du sens et du son, donne libre cours au texte qui s’invente en chemin. L’expression dense et hermétique de Tsvetaeva est convertie en une langue claire et intelligible où les figures de construction abondent et bouleversent les rapports entre les mots :
On doit toujours lutter contre le temps :
Son souffle devance les seins haletants.
On doit toujours courir contre le temps :
Son cou devance les cheveux flottants.
La phrase est déliée tandis que le lexique disparate accentue la polysémie du discours. Les mots appartiennent à des registres variés, familiers, élevés, savants, empruntés à la culture antique, classique et contemporaine. Et ils s’emballent et ils s’empoignent. Le traducteur rend les arbitrages. « Temps qui passe — trinque et vis ! » ; « Des mains baladeuses, / Roi, l’ont détruite ! » ; « Plus que les ménades / Les dieux aiment les bravades. » Il pratique des alliages hétéroclites entre des mots qui n’étaient pas destinés à se rencontrer, créant ainsi une atmosphère étrange.
Les mots détournés de leur tonalité initiale sont décontextualisés. Thésée s’adresse au « Père Poséidon, Aïeul Océan ». Hippolyte s’exclame « J’hallucine » ; « Ma parole ! » en écoutant l’aveu de Phèdre. Les expressions figées se débrident. « Artémis aux frisons de verdure ! » Les mots se délestent de leurs connotations envahissantes pour retrouver le sens propre. Le dénoté s’actualise et de nouvelles allusions sont possibles. Il faut moudre les poncifs, les recycler et amorcer un processus de défamiliarisation. Alors la langue se réinvente.
Le son réunit les mots épars et disjonctés. La fluidité du tissu sonore favorise la dérivation lexicale. C’est le principe de la paronomase qui se fait par glissements successifs.
Soif et sueur.
Gibier dont l’odeur
Se glisse.
Torse — outre remplie !
Des cris « Hallali ! »
Jaillissent.
La rime réunit des mots incompatibles ou saugrenus : fredaines — Trézène ; vadrouille — quenouilles. Elle n’est pas contrainte et ne verrouille pas le rythme. C’est une rime expansive, distillée tout au long du vers, qui propage son ampleur articulatoire :
Forêts, fauves — enragent,
Mugissent et se fâchent.
Chantons l’amour sage
Qui jamais n’entache
Du lys blanc la tunique intouchable :
Artémis au cœur inexorable.
Pour s’approprier le style de Tsvetaeva, le traducteur s’est livré avec bonheur à l’anarchie verbale, il a fouillé dans le fatras des mots, expérimenté toutes les combinaisons possibles, à la recherche de la vivacité endiablée de la poétesse.
Branche, taureau,
Cadavres, mort,
Chants sépulcraux —
Qui a eu tort ?
Ce sont ces mains,
Ces lèvres-ci.
Ce tort est mien.
Leurs tombes — aussi…
Il a su dompter l’ouragan tsvetaevien. Il y a beaucoup d’oxygène dans la traduction, on respire à pleins poumons. Une merveilleuse cavalcade attend le lecteur.
Caroline Bérenger
Caroline Bérenger enseigne la langue et la littérature russes à l’université de Caen. Elle consacre ses recherches à la poésie russe et aux processus de création dans l’œuvre de Marina Tsvetaeva. Elle a participé à l'édition de ses journaux et carnets inédits (en particulier avec Véronique Lossky, Les carnets, Syrtes, 2008 et Le cahier rouge, Syrtes, 2011).
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