Luis Porquet
Collection Récits vivants
Extrait :
C’était à l’époque où les filles s’appelaient Martine par dizaines.
La banalité de ce nom en faisait un passe-partout. Dans ma classe, au collège d’Elbeuf, on en comptait pas moins de onze, soit le tiers des élèves présents. On n’aurait jamais eu l’idée de nommer un enfant Isaac, Rachel ou Rebecca, de peur d’être regardé de travers. Passer inaperçu était devenu la règle. Disparaître sans laisser de trace, signe de soumission au destin. La guerre pouvait partiellement accélérer le processus sans vous demander votre avis.
Cette année-là, je me trouvais inscrit en quatrième moderne et, parmi mes camarades, il y avait une fille au visage fin et plein d’attrait, mais d’un tempérament quelque peu effacé. Un jour, elle se vit, sans raison apparente, agressée par l’un de mes condisciples masculins. Sans comprendre ce qui se passait, je l’entendis lui rétorquer : « Assez, je ne suis pas une pute », cette réplique pour le moins surprenante de la part d’une élève discrète suscita tout mon intérêt. Je lui portai dès lors un regard plein de bienveillance, devinant qu’elle faisait l’objet d’une agression injustifiée. La voir si offusquée déclencha chez moi un soudain élan d’affection. La sentir malmenée par un goujat joufflu rehaussa singulièrement sa valeur à mes yeux et je crois bien que j’en fus secrètement épris, la trouvant tout à coup pleine de charme et de séduction. L’audace de sa réplique, m’avait par ailleurs convaincu de sa vraie personnalité. Je me souviens m’être imaginé me promenant à ses côtés ce qui, en fin de compte, ne se produisit jamais car j’étais alors d’une timidité maladive. La consoler de l’affront qu’elle venait de subir eût été pour moi une grande source de fierté et de joie.
Elle s’appelait Jacqueline W. et avait les cheveux châtain clair. Sans l’insulte qu’elle avait reçue (et dont je ne connus jamais le motif réel), je n’aurais sans doute pas été sensible à sa féminité. Mais ce jour-là, elle m’apparut comme l’un des joyaux du collège. Bien des années ont défilé depuis lors, mais j’ai gardé un souvenir ému de cette jeune fille qui devait avoir quatorze ans et arborait déjà l’allure d’une femme. J’en ai fait l’une des figures de mon petit jardin secret. Dans ma bonne vieille ville ouvrière, par une morne matinée grise, elle avait pris l’éclat d’une pierre précieuse égarée au milieu de la sciure.
ISBN : 978-2-490091-76-8
17€
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